9. Les Kelpies
Amos fouilla rapidement dans ses affaires et sortit les oreilles d’elfe en cristal.
— J’ai eu une idée ! Une idée qui peut nous sauver ! Reste ici pour surveiller les lieux. Je reviens dans un moment !
— Et je fais quoi si le dragon reprend sa taille originale ? s’inquiéta Béorf.
— Tu lui fais la conversation en essayant de ne pas te faire dévorer ! cria le jeune porteur de masques, déjà loin. Raconte-lui une de tes blagues, ça devrait l’endormir !
— Bon, ronchonna le gros garçon, autrement dit, je me débrouille avec mes problèmes !
Amos arriva bien vite sur la petite plage, tout près de l’endroit où le drakkar avait brûlé. Il entra dans l’eau jusqu’à la taille, ferma les yeux et se concentra. En faisant appel au masque de l’eau et à sa pierre de puissance, il tenta d’envoyer un message aux Kelpies. En hennissant, le garçon donna trois coups de tête dans l’eau. Cette action étrange créa une vibration qui enveloppa son message, un peu comme l’enveloppe d’une lettre. L’onde s’enfonça dans les profondeurs de l’océan.
Le porteur de masques répéta son appel plusieurs fois. Heureusement pour Amos, la chance était de son côté. Passant par là, un banc de harengs capta les vibrations d’un de ses messages et amplifia son signal jusqu’à une douzaine de saumons. Ceux-ci l’acheminèrent sur le dos d’une immense baleine bleue qui l’emporta dans les abîmes et le passa à quelques morues. Le message vibratoire alla ensuite s’enrouler autour d’un homard, puis d’un crabe et d’un bernard-l’hermite avant de se placer sous les petites nageoires d’une grande anguille. Il parvint enfin à destination en terminant sa course dans l’oreille du chef des Kelpies.
Amos sortit de l’eau après une heure de travail. La mer était glacée et il grelottait de tout son corps. Il utilisa encore une fois ses pouvoirs et, grâce au masque du feu, réussit facilement à augmenter la température de son corps. Rapidement, comme s’il était pris d’une fièvre soudaine, de grosses gouttes de sueur perlèrent sur son front. Il n’avait plus froid ! Sartigan lui avait montré comment faire circuler en lui la magie des éléments. C’était grâce à cette technique que le maître pouvait marcher pieds nus tout l’hiver sans jamais se geler un seul orteil. Sartigan, qui n’était pas un porteur de masques et ne possédait pas en lui la magie des éléments, arrivait à accomplir ce prodige par un contrôle parfait de sa pensée.
Se sentant mieux, le garçon relâcha sa concentration. Il soupira en pensant que sa tentative d’entrer en communication avec les Kelpies semblait avoir échoué. Que faire maintenant ? Il devait trouver une autre solution !
Comme Amos allait quitter la petite plage, l’eau commença à s’agiter sous ses yeux. À travers le bouillonnement, le porteur de masques vit émerger une bonne vingtaine de Kelpies. Ces êtres des eaux profondes, mi-hommes mi-chevaux, mesuraient près de deux mètres de haut. Ils marchaient sur deux pattes munies de puissants sabots. Leur large tête à forte crinière et leur grande queue étaient celles du cheval tandis que leur torse et leurs bras ressemblaient à ceux de l’humain.
Amos vérifia si ses oreilles de cristal étaient bien en place et commença à discuter avec les créatures marines.
— Bonjour, dit-il en frappant le sol trois fois de son pied droit, je suis heureux de vous voir. Merci d’être venus !
— Amos Daragon, le porteur de masques ! lança le chef du groupe en hennissant avec vigueur. Tu es un ami du peuple kelpie. Nous te devons respect et assistance.
— J’ai besoin d’aide ! s’écria le garçon en ouvrant démesurément la bouche pour montrer ses dents. Nous sommes prisonniers ici. Notre bateau a été détruit par le feu et nous devons nous rendre à l’île de Freyja.
— Tu sais qu’aucun humain n’est autorisé à traverser la Grande Barrière de brume, l’avisa poliment le Kelpie en galopant sur place. L’Homme gris vous empêchera de passer.
— Je sais, fit Amos en ruant à plusieurs reprises. Je dois quand même tenter ma chance. Il en va de l’avenir de la race des béorites. Peux-tu m’aider ?
— Ta destinée est ton choix, je ne suis pas là pour la critiquer, poursuivit l’humanoïde en balançant la tête de haut en bas. Je tenais simplement à t’avertir du danger. Je suis là parce que tu as appelé à l’aide. Demande, j’écoute…
— Merci bien, répondit le porteur de masques en expulsant bruyamment de l’air par les narines. Derrière cette île, il y a un bateau échoué. Voudriez-vous nous aider, mes amis et moi, à remettre cette épave à flot afin que nous puissions poursuivre notre voyage ?
— Nous pouvons faire cela pour toi, mais nous le ferons sans aide ! assura le Kelpie en trottinant sur place. Nous travaillerons cette nuit et, demain, vous aurez votre bateau. Tes amis peuvent se reposer. Ce délai est-il raisonnable pour toi ?
— C’est encore mieux que je ne l’espérais ! clama Amos en sautant rapidement de tous les côtés. Comment pourrais-je vous remercier ? Comment vous rendre la pareille ?
— Le moment viendra, porteur de masques…, affirma la créature en écumant abondamment. Je te revois demain au lever du soleil, de l’autre côté de l’île.
— J’ai une dette envers toi, conclut le garçon en faisant une profonde révérence et en tirant la langue.
— Allons, frères ! ordonna le Kelpie avant de plonger dans l’eau, nous avons du travail…
Amos retira ses oreilles de cristal et rentra vite au campement. Lorsqu’il arriva aux grottes, tous les béorites étaient assis autour d’un feu et mangeaient avidement.
— Tu es revenu à temps ! s’écria Hulot. Encore deux minutes de retard et tu passais sous la table… enfin, façon de parler !
— Nous partons demain à l’aube ! lança fièrement le garçon, un sourire aux lèvres.
— Comment ça, nous partons ? demanda Rutha la Valkyrie. Tu délires, mon garçon ! Je te rappelle que nous n’avons plus de bateau et, à moins que tu ne puisses nous faire voler grâce à tes pouvoirs, je ne vois vraiment pas comment nous pourrions quitter cette île.
— Nous aurons un nouveau bateau demain. J’ai des amis qui s’occupent de tout. Faites-moi confiance !
— Ce garçon me surprendra toujours ! se réjouit Helmic en mordant dans une cuisse de faisan. Je lui fais confiance et je ne pose même pas de questions ! Un garçon qui est capable de réduire un dragon, de se faire obéir du vent, du feu et de l’eau, moi, ça me dépasse ! Il est capable de tout, notre Amos, même de faire apparaître un bateau…
— Eh bien, terminons ce repas et dormons en paix, se contenta de dire Banry. Nous verrons demain ce qu’Amos nous réserve…
— Et c’est Béorf qui m’a donné l’idée, confia Amos en prenant place autour du feu.
— Oui, s’étonna le gros garçon, mais l’idée de quoi ? Je ne vois pas…
Pendant la nuit, à travers la rumeur du vent dans les arbres et celle des vagues se brisant sur les rives de l’île, Amos écouta en silence les vocalises des Kelpies. Les créatures chantèrent du crépuscule à l’aube. Leurs voix s’harmonisant avec les bruits ambiants, la longue plainte mélodieuse répandit dans toute l’île une musique apaisante. Située quelque part entre le hurlement du loup, le chant des baleines et le sifflement du vent, cette berceuse pénétra profondément Amos en enveloppant son âme.
Le garçon fit un songe dans lequel il vit une grande tour qui s’élevait vers les cieux, Il vit aussi Frilla, sa mère. Celle-ci travaillait à la construction du bâtiment. Elle avait vieilli et ses traits semblaient plus durs, marqués par la souffrance physique et morale. Très amaigrie, la pauvre femme avait du mal à respirer.
Cette vision se dissipa pour faire place à des explosions de couleurs lumineuses s’agitant derrière les paupières fermées d’Amos. Un bien-être indescriptible l’envahit. La magie circulait en lui en stimulant chaque partie de son corps, en éveillant chaque partie de son cerveau.
Les heures s’écoulèrent ainsi sans que les ronflements des béorites ne le dérangent, sans que personne ne vienne troubler sa paix intérieure.
Amos était resté en position de méditation toute la nuit. Lorsqu’il ouvrit les yeux, il eut l’impression d’avoir dormi à peine une heure. Il regarda autour de lui et s’aperçut bien vite qu’il ne touchait plus le sol. Il flottait dans les airs à environ trente centimètres de la terre. Le garçon était en pleine lévitation !
Dès qu’il prit conscience de son état, Amos tomba sur ses fesses et se cogna le coccyx sur une pierre. À cause de la douleur provoquée par cette petite chute, il demeura quelques secondes sans bouger en essayant de comprendre ce qui venait de lui arriver. Le porteur de masques se sentait reposé et détendu, prêt à l’action ! La nuit avait complètement refait ses forces.
Comme les béorites ronflaient toujours dans la grotte, Amos décida de se rendre seul de l’autre côté de l’Ile. Il était impatient de voir si les Kelpies avaient réussi à tenir leur promesse.
Lorsqu’il arriva sur la plage de galets, il aperçut, au loin, le bateau prêt à prendre le large. Ses yeux se mouillèrent de joie. Un grand bonheur lui serra la gorge ! Les Kelpies étaient donc véritablement ses amis et le navire était grandiose !